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2018 - silex, asphalte : le cœur au bord des lèvres

Longue, lente, sa formation sédimentaire à partir de l’opale, cette eau de mer ou de lac fortement saturée en silice hydratée, ne doit rien à la main de l’homme.

 

// Sous sa forme de pétrole lourd, il peut exister à l’état naturel : il est très ancien, de même que ses usages – notamment pour les travaux d’étanchéification des surfaces (murs, terrasses, fortifications, protection des cales des bateaux de rivière ou de mer) ou pour les travaux d’embaumement des morts. Mais, en particulier depuis les travaux du médecin suisse Ernest Guglielminetti au début du XXe siècle – le « Docteur Goudron » –, il est à présent principalement fabriqué de façon industrielle : le plus souvent, il est un déchet de la production de carburant lors du raffinage du pétrole brut.

 

Enfoui loin dans le sein de la Terre, il ne se voit pas, il ne se touche pas, à moins que ne soient intervenus des procédés humains d’extraction.

// Sous nos pieds, il est comme une peau que l’on ne cesse de voir, que l’on ne cesse de toucher, sans même pourtant que l’on y prête encore une quelconque attention : recouvrant de plus en plus la surface de la Terre, il s’est fondu dans le décor habituel de nos vies quotidiennes. Au premier Congrès international de la route qui se tient à Paris, Ernest Guglielminetti déclare : « Je rêve de milliers de kilomètres de routes goudronnées tout autour de la planète, reliant les pays et les océans entre eux ». Nous sommes alors en 1907.

Il se présente en rognons ou en lits continus, mais aussi en veines recoupant la stratification.

 

// Il est de consistance variable : de très visqueuse à pâteuse, voire solide. C’est par traitement thermique qu’il peut être liquéfié, en utilisant de l’eau chaude ou de la vapeur surchauffée avec certains produits chimiques. Le revêtement refroidi est dur, totalement hermétique à l’air et à l’eau ; il est lisse au toucher.

 

Il a un cœur, il a un cortex. Il n’a pas de chair : c’est un os. Pourtant, souvent, il a les courbes du corps des femmes.

 

// Il est une pellicule sans cœur ni cortex. Informe, il se prête à toutes les formes.

 

Sa couleur est variable : gris, blond, jaune chamois, rosé, brun-noir.

 

// ll est noir ou gris le plus souvent, mais il peut être coloré dans la masse, par exemple en rouge par l’adjonction d’oxyde de fer. Les hommes aiment le recouvrir de toutes sortes de zébrure : des bandes et des pointillés, des courbes et des angles, parfois des chiffres, parfois des lettres.

 

Il est le silex.

 

// Il est l’asphalte.

 

Tout les oppose.

Se pourrait-il cependant que l’asphalte devienne peu à peu le silex de l’Anthropocène ?

Que fait l’asphalte au silex ? Des entrelacements qui adviennent insensiblement entre eux, que faut-il penser ? De ce chassé-croisé dans les sols de l’espace commun à tout ce qui est et à tout ce qui vit, faut-il s’inquiéter ?

 

Est-ce l’asphalte qui, peu à peu, irréversiblement, irrémédiablement, recouvre et asphyxie le silex ? Ou est-ce le silex qui irrigue et parvient à faire battre son cœur jusque dans les couches d’asphalte que les hommes ajoutent les unes aux autres, à la manière de nouvelles strates géologiques, sur la surface de la Terre ?

 

Le cœur au bord des lèvres, il y a une indécision.

« Nonne uides etiam terra quoque sulpur in ipsa / gignier, et taetro concrescere odore bitumen », « Ne vois-tu pas que dans la terre encore naît le soufre / et durcit le bitume à l’odeur pestilentielle ? » – Lucrèce, De rerum natura, VI, 806-807, trad. fr. José Kany-Turpin, Paris, GF-Flammarion, 1997, p. 441.

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